Le Dessin ou la Voie de la perception
Pour la plupart de nos contemporains, la pratique du dessin ne concerne
que les artistes ou les professionnels œuvrant dans l’illustration,
l’architecture, le stylisme ou le design. Il semble alors "normal" de ne
pas savoir dessiner et exceptionnel - voire miraculeux - de savoir
dessiner. Une autre manière d’envisager le dessin nous invite au
contraire à le considérer, au moins dans ses formes élémentaires, non
comme un talent étrange, mais comme une capacité constitutive de la
condition d'être humain, au même titre que le calcul, la lecture et
l'écriture.
Savoir dessiner : un apprentissage fondamental
Ce point de vue renverse complètement les choses en faisant apparaître comme une déficience fondamentale l’inaptitude au dessin -
étant entendu que nous parlons ici de dessin d'observation ou "dessin
objectif", c'est à dire d'une représentation graphique qui vise
essentiellement une ressemblance avec le visible.
Dans cette perspective, un homme incapable de faire un portrait ou de
dessiner correctement une chaise, par exemple, sera considéré comme un
handicapé, quelles que soient par ailleurs son intelligence, son
habileté et son imagination.
Cette idée est certainement dérangeante, mais pourquoi l’être humain
devrait-il s’accommoder en dessin d’un blocage de l’évolution de ses
capacités à l’âge de 8 ou 10 ans ? Il est toujours possible d'éviter le
problème en se réfugiant dans le cliché romantique nous présentant le
dessin comme un « don artistique » réservé à quelques êtres
exceptionnels. Mais un tel argument pourrait servir à justifier toutes
sortes d’autres lacunes éducatives. Ainsi, dans un monde ou
l’enseignement de l'écriture serait négligé, celle-ci apparaîtrait
probablement tout aussi extraordinaire : on pourrait prétendre que seul
les grands génies bénéficiant d’un "don littéraire" sont capables
d'écrire leur nom ou de rédiger une petite lettre administrative.
Le dessin et le cerveau
Le fait de ne pas savoir dessiner ne nous prive pas seulement de la
possibilité de produire des images utiles, esthétiques ou amusantes. En
exploitant le système perceptif qui nous relie au monde, l’exercice du
dessin a aussi un effet déterminant sur la conscience du dessinateur.
Depuis les années 1970, on peut soutenir sur la base d'arguments
scientifiques développés dans le cadre de la psychopédagogie que le
dessin sollicite des fonctions spécifiques du cerveau laissées à
l'abandon par les principales autres activités de notre existence. Les
recherches effectuées sur la localisation des fonctions cérébrales par
des neurophysiologistes comme Roger W. Sperry ont conduit à envisager
que les deux hémisphères de notre cerveau correspondent respectivement à
deux modes de fonctionnement très différents : notre "cerveau gauche"
permettrait une approche analytique, discursive et additionnelle, tandis
que notre "cerveau droit" donnerait accès à une appréhension globale,
visuelle et "divisionnelle". Le professeur d'art Betty Edwards s'est fondé
sur cette théorie de l'asymétrie cérébrale pour élaborer une méthode
d'apprentissage du dessin qu'elle décrit dans son célèbre ouvrage
Dessiner grâce au cerveau droit (édition Mardaga).
Quoi qu'il en soit de la réalité de cette théorie de la bipolarisation
cérébrale (dont on peut critiquer les versions simplistes), il est clair
que le dessin ne dépend fondamentalement ni d’une technique d’exécution
ni d’une habileté manuelle, mais avant tout d’une acuité perceptive.
Tous les enseignants en dessin savent que la clef de cette discipline se
situe davantage dans la qualité d’observation que dans la virtuosité
d’exécution, et qu'aucune astuce technique ne pourrait jamais permettre à
une personne refusant d’améliorer sa perception de devenir un
dessinateur. Nous commettons une erreur lorsque nous croyons que nous ne
savons pas dessiner parce que nous représentons très mal ce que nous
voyons bien. En vérité, la plupart du temps, nous ne pouvons pas
dessiner correctement parce que nous représentons à peu près bien ce que
nous voyons très mal. La cause de notre incapacité à dessiner se trouve
moins dans le vide de la main que dans l’encombrement de l’œil.
Un mur d'images mentales
Si nous sommes incapables de bien voir - sans souffrir d'une anomalie
relevant de la compétence d'un ophtalmologiste ou d'un neurologue -
c'est qu'un obstacle à la perception se présente dans la structure même de notre conscience. Cet obstacle est psychologique : il s'agit du
mur de symboles intérieurs que nous avons forgés pour tenter de
contenir l’univers dans le cercle clos de notre conscience. Cette masse
de représentations mentales parasite toutes nos informations perceptives
- quand elles ne prétendent pas tout bonnement les remplacer. Si je
vous demande si vous savez ce qu’est un zèbre, une image surgit
instantanément en vous. Il est évident que cette image n’est pas une
perception neuve mais le résidu d’une expérience, le souvenir d’une
perception figée dans un concept rassemblant tout ce que vous croyez savoir sur l’animal. Il est
facile d’admettre que cette image tirée de notre bibliothèque mentale ne
sera pas suffisante pour dessiner un zèbre de manière réaliste (que
ceux qui en doutent fassent l’expérience !) Mais il faut aller plus loin
: dans le cadre d'un dessin d'observation avec un vrai zèbre, non
seulement l'image mentale ne nous rendrait aucun service, mais elle
constituerait même un obstacle car elle nous empêcherait d'avoir une
perception immédiate de l'animal, tel qu'il se trouve effectivement
devant nous dans sa réelle apparence.
Ce parasitage est mis en évidence par la surprenante ressemblance de
tous les mauvais dessins figuratifs, dévoilant des défauts d’observation
reposant toujours sur cette même confusion : chaque forme a été
dessinée en partie telle qu’elle a été perçue et en partie telle qu’elle
a été envisagée intellectuellement. Ainsi on dessinera une assiette
posée sur une table comme si elle basculait vers le spectateur pour
montrer toute sa rondeur parce que l’on sait qu’elle est ronde ; on
placera le nez au milieu d’un visage même si le modèle se présente de
trois-quarts parce que l’on sait que le nez est au milieu de visage.
Il va de soi que nous mettons de côté la question de la stylisation qui
peut jouervolontairement sur cette déformation - comme dans certaines
formes d’art traditionnel ou dans le cubisme, par exemple. Nous nous
attachons seulement ici à étudier ce qui fait obstacle au dessin
objectif ou dessin d’observation.
Or, de quelle nature est cet empêchement et quelle est sa cause ?
Formations et déformations des images
L’origine du défaut d'observation que révèle la maladresse en dessin se
trouve dans l'adaptation précoce de nos facultés de perception à notre
environnement matériel et social. Tout d'abord, pour faire de ses yeux
un instrument fiable, l’enfant doit apprendre très tôt à corriger
spontanément les illusions d’optiques dont il pourrait être le dupe :
impossible sans cela de se déplacer physiquement sans trébucher ou se
cogner partout. Une fois acquise, cette faculté corrective opère si
subtilement que son action passe inaperçue et que l’on ne trouve plus
l’occasion de se poser la moindre question à son sujet : ainsi, nous
n’avons aucun doute quant au fait qu’un personnage s’éloignant de nous
ne devient pas vraiment plus petit, même si cette illusion est bien
produite par notre système visuel ; de même, nous sommes certains que
les glissières de sécurité au bord d’une route sont en réalité
parallèles et non convergentes comme elles apparaissent. Tant que cette
fonction d’interprétation nous aide à évoluer dans notre monde, elle
nous rend de grands services. Mais dès qu’il s’agit de représenter les
trois dimensions de l’espace sur le plan du dessin, elle devient un vrai
problème. La conséquence la plus manifeste en est la production
d’invraisemblables fautes de perspective.
En outre, les interprétations dont nos perceptions sont l’objet ne
correspondent pas seulement à un processus d’adaptation au monde
matériel mais aussi à un processus d’adaptation aux conventions sociales
de nos éducateurs. Il est en particulier très difficile pour quiconque
ayant appris à nommer le monde de traverser la grille du langage qui le
sépare désormais des phénomènes. Notre discours intérieur « fixe » le monde en nous donnant le
sentiment illusoire d’une permanence réconfortante et nous interdit de
percevoir le flux mouvant de l’énergie animant toute forme. Dès que nous
reconnaissons un zèbre, nous cessons de le voir, nous nous disons :
"c’est un zèbre", comme si c'était suffisant ! Et voilà notre conscience
bien occupée par ce mot fixe qui ne nous est d'aucune utilité pour
dessiner l'animal en mouvement. Car mettre un nom sur une forme nous
donne simultanément l’assurance que nous savons y penser et l’illusion
persistante qu’il est inutile de la regarder. En définitive, nommer nous
empêche de voir.
Lorsque nous étions enfants, nous disposions de peu de représentations
et nos yeux étaient grand ouverts sur un monde inquiétant et
merveilleux. Le craquement d’une feuille morte sous nos pas ou l’éclat
du soleil dans une goutte accrochée à nos cils avaient pour notre âme la saveur magique de l’inconnu. Les explications transmises par nos
éducateurs nous ont permis de domestiquer l’univers en le couvrant
d’étiquettes ; et plus nous augmentions notre collection d’étiquettes,
plus nous nous sentions savants. Bientôt, nous ne fûmes plus capables de
rien voir de neuf dans ce monde trop familier qui semblait avoir
vieilli avec nous.
Virginité du regard et créativité
Cette réflexion sur la perception nous conduit bien au-delà de la seule question de l'apprentissage du dessin. Certes, se faire des représentations ne constitue pas un problème en soi
: nous nous en faisons à chaque fois que nous associons une perception à
une pensée ; peut-être même n'y a-t-il pas d'autre manière d'être un
sujet connaissant que de se construire une représentation du monde. En
outre, un dessin est aussi toujours une représentation. Mais un dessin
ne prétend pas prendre la place de ce qu'il représente, alors que notre
imagerie mentale à tendance à se replier sur elle-même pour se
substituer complètement au monde vivant. L'attitude la plus morbide, la
plus contraire à l'intelligence et à la vie, consiste à accepter d'être
le gardien fanatiquement dévoué de représentations scientifiques, politiques ou religieuses sur lesquelles on ne
s’est jamais sérieusement interrogé soi-même et à propos desquelles on a
jamais eu soi-même aucune expérience de perception directe.
Apprendre à dessiner, c’est apprendre à voir ici et maintenant ;
apprendre à voir, c’est apprendre à arrêter le temps de la pensée. Il
nous faut pour cela savoir débrayer la fonction de réajustement
systématique des perceptions auquel notre cerveau a été conditionné ;
nous devons nous rendre capable de saisir une information perceptive
avant qu’elle ne soit changée en mot. En nous exerçant au dessin, nous
apprenons ainsi à développer une virginité du regard qui nous donne
accès à un monde où il y a toujours quelque chose de nouveau à
découvrir. Ce monde est un peu celui de l'enfance retrouvée.
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